(Note 1: Aujourd’hui j’ai envie d’écrire un brin de fiction, une petite nouvelle Steampunk qui m’est venue en tête en travaillant.)
(Note 2: Cette nouvelle est inspirée de la chanson The Doctor’s Wife par The Clockwork Quartet)
La femme de l’horloger
Le soleil entame sa douce descente vers le crépuscule en ce 26 juin 1880. Les rues de Paris sont encore animées par les passants, ouvriers épuisés et patrons impeccables se côtoyant en route vers leur logis. La cadence des restaurateurs ambulants ralentissait alors que les plus affamés et nantis avaient pris leur casse-croûte sur le pouce. Devant la boutique Horloges Lambert, deux hommes étaient en discussion alors que l’un d’entre eux tourna le verrou de la porte d’entrée.
Philippe Lambert, le propriétaire de la boutique depuis maintenant quinze ans, était un homme dans la fin trentaine. Quelques mèches grises garnissaient son ample chevelure d’ordinaire noire. De petites lunettes rondes étaient placées devant ses yeux bleu cendré. Quelques rides faisaient leurs premières apparitions dans le contour de ses yeux, normal pour un homme qui avait l’habitude de les plisser pour concentrer son regard sur les pièces miniatures qui composait ses multiples articles.
Philippe portait toujours le même accoutrement, normal pour quelqu’un dont sa carrière et sa vie tournait autour de la rigueur et de la régularité du temps. Un chapeau haut de forme noir orné d’un ruban bleu clair à sa base, une chemise d’une blancheur irréprochable ornée d’une cravate bleue ainsi qu’une épingle dorée. Un gilet gris acier ainsi qu’une veste gris charbon couvrait son torse sans oublier les classiques gants blancs qu’il revêtait seulement à l’extérieur. Des pantalons noirs et des souliers de cuir de la même couleur, bien entendu impeccablement cirés complétait l’habit de l’horloger. Légèrement plus grand que la moyenne, il pourrait se montrer imposant, mais il n’en était rien, il avait toujours un air de sérénité qui l’entourait surtout lorsqu’il travaillait avec ses montres, comme si ces dernières le réconfortait, preuve que peu importe le chaos de la vie quotidienne, chaque tic serait accompagné de son tac, ensembles pour l’éternité.
Le père Riverin accompagnait monsieur Lambert dans la fermeture de sa boutique. Il avait échangé sa soutane pour son costume de ville pour l’occasion, mais il avait toujours son fidèle crucifix pendu à son cou. Plutôt bedonnant, l’homme de foi était un bon vivant, amateur de bonne chaire et des plaisirs de la vie, tant que le seigneur le lui permettait. Il portait une moustache soigneusement cirée sous son nez légèrement enflé dû à une sinusite mineure. La rougeur de son nez cependant complimentait assez bien la couleur de ses joues rondes.
Père Riverin avait un projet de construire une nouvelle église au nord-ouest du Champs-de-Mars près de l’école militaire afin d’offrir un peu de réconfort aux cadets qui s’y enrôlaient. Ayant vu le clocher de la tour de Londres, le curé était obnubilé par l’idée et voulait installer une grande horloge au sommet du sien. Les Horloges Lambert ainsi que son propriétaire ayant une prestigieuse réputation quant à la qualité et à la minutie des ses machines, il était tout naturel de lui demander collaboration pour ce projet. Les discussions avaient débuté vers une heure et ils arrivaient à terme. Il n’y avait que quelques détails mineurs à régler et l’entente serait conclue. Le père Riverin avait remarqué que depuis quatre heures précises, l’heure habituelle de la fermeture de sa boutique, son interlocuteur avait graduellement changé le ton. Il devenait un peu plus agité, distrait et impatient d’en finir. Avec suffisamment d’insistance, l’homme de foi avait convaincu l’artisan de finir la discussion chez lui s’il était si pressé de partir.
« Si je puis me permettre cette indiscrétion, demanda le prêtre, pourquoi êtes-vous si pressé de rentrer? Un projet de cette envergure mérite bien une grande attention aux détails.
– Je suis bien d’accord, ne me méprenez pas, répondit monsieur Lambert, mais je suis déjà bien assez en retard, ma femme doit se faire un sang d’encre en ce moment.
– Ah bien sûr, comment se porte-t-elle la pauvre? Selon les dernières rumeurs, son état de santé était inquiétant.
– Je peux vous assurer qu’il n’y a plus de raison de s’inquiéter, elle est complètement rétablie, comme neuve je dirais même. Dit l’artisan dont le sourire s’élargissait à la seule mention de sa dulcinée. Une étincelle pétillait dans ses yeux.
– Vraiment? »
Le curé semblait surpris de la nouvelle, il avait rencontré certains médecins après un sermon et les nouvelles étaient au contraire désastreuses. Confinée au lit dans un état végétatif, Camille Duberger, la femme de Philippe Lambert ne verrait pas l’automne selon eux.
Atteinte d’une maladie encore inconnue, Camille était saisie de crises de paralysie musculaire, au début elles étaient mineures, un engourdissement au niveau des mains, parfois des pieds. Un inconfort tout au plus, mais rapidement ses crises prenaient de l’ampleur, remontant le long de ses bras et jambes. Le jour où elle s’effondra au marché, elle fût transportée d’urgence à l’hôpital où elle fût placée sous observation. Les médecins dénotèrent une perte d’appétit, mais aucun autre symptôme n’était décelable. Elle pu obtenir son congé et fût ramené chez elle tant que son mari pouvait prendre soin d’elle. Deux mois plus tard, son état avait empiré, elle avait perdu beaucoup de poids et d’énergie. Philippe avait du fermer boutique pour s’occuper d’elle à temps plein, et malgré les visites et prélèvements hebdomadaire des médecins, ceux-ci ne pouvaient trouver de remède pour cette femme qui était maintenant clouée au lit, trop faible pour parler, susurrant de peine et de misère de faibles sons qui dénotaient sa souffrance fiévreuse. Le mois suivant fût agonisant, elle avait sombré dans l’inconscience absolue, malgré des signes vitaux stables. Ses membres étaient décharnés et selon les médecins la nécrose pouvait apparaître à tout moment, si c’était le cas, ils ne pourraient plus rien faire, bien que dans leurs esprits elle était déjà morte. Morte par une maladie jusque là ignorée par la science. Durant le dernier mois, monsieur Lambert refusait toute visite, y compris celle des médecins, seulement depuis la semaine dernière qu’il avait rouvert sa boutique comme si rien ne s’était produit.
« Je crois bien là qu’il s’agit d’un miracle, le seigneur doit vous avoir dans ses bonnes grâces. Ajouta le père Riverin. »
Monsieur Lambert ne répondit pas à cette affirmation, il se contenta de sourire, mais il y avait quelque chose de différent, dans ses yeux, ouvert un tantinet plus grands, le sourire un peu plus large comme si cette expression cachait quelque chose de sombre dans cette illumination faciale. Un sourire que le curé ne remarqua point alors que les deux hommes se rendirent à la demeure de l’horloger, un petit logis de briques grises en bordure de la Seine coincé entre deux autres bâtiments similaires. Les rayons du soleil couchant se reflétaient sur le fleuve couronnant ce décor industriel des plus charmants, témoin d’un temps antérieur à la pollution maladive des temps modernes, un temps où l’homme croisait la machine pour la première fois, le génie de l’humanité entamait de rendre réelle la fiction. Ils peaufinèrent les derniers détails en chemin et ils seraient prêts à signer l’entente dans l salle de séjour du commerçant.
L’horloger se dirigeait vers la salle de séjour sans se soucier du curé qui observait ce lieu nouveau. Sans surprises, outre les cadres de scènes champêtres ou d’autres plus mécaniques représentant divers engrenages en mouvement constant, les murs étaient ornés de plusieurs horloges. Certains de ses meilleurs travaux assurément, grands modèles, petits modèles, coucous et grands-pères se côtoyant dans la rigueur et l’harmonie. Le son était clair, net, contrairement aux autres horlogeries, les horloges de monsieur Lambert étaient synchronisées avec une exactitude absolue. Le tic tac était amplifié par la quantité de ces témoins du temps qui étaient soit accrochés au mur, soit reposant au sol. Le couloir aux murs jaunes pastels rappelant un champ de jonquilles s’étendait jusqu’à un escalier qui donnait sur le deuxième étage et vers le sous-sol, avec une ouverture à gauche menant à la salle de séjour ainsi que deux autres à droite vers la cuisine et la salle à dîner. L’autre détail qui attirait l’attention était le plancher, un plancher de bois franc, les lattes d’érable canadien parfaitement entrecroisées avaient une séparation en son centre pour faire place à un objet inusité, un rail, peint en noir qui divisait la maison en deux et lui-même se séparait pour se perdre dans chaque pièce.
Le père Riverin rattrapa l’entrepreneur dans la salle de séjour éclairé par un joli lustre approvisionné à l’huile, les rideaux beiges étant tirés, et ce malgré la clarté toujours présente à l’extérieur. Les murs recouverts de papier peint au motif fleuri doré et bourgogne étaient aussi cachés par une grande quantité d’horloges, mais aussi par des bibliothèques bien garnies. Jetant un oeil rapide parmi les divers ouvrages, le curé pouvait identifier plusieurs livres sur la mécanique, l’horlogerie, l’orfèvrerie et plus surprenant, la médecine. Une table basse placée au centre de la pièce était entourée de quelques chaises, recouverte d’une nappe blanche en dentelle, pour accueillir les rares invités. Dans un coin, un bureau était installé où monsieur Lambert travaillait sur un document, probablement les grandes lignes du contrat de travail pour le prochain projet. Le mystérieux rail serpentait le long de la pièce jusqu’à deux fauteuils installés devant un somptueux foyer où un feu crépitait doucement derrière un écran de verre protecteur. L’homme de foi était sur le point de s’installer sur le siège ou le rail finissait son trajet lorsqu’il fut interrompu brusquement par l’autre homme.
« Non! Ne vous asseyez pas là! Ce siège est réservé pour ma femme! Tonna monsieur Lambert.
– Mes… mes excuses, je ne savais pas. Répondit le religieux sur un ton légèrement surpris.
-Ce n’est pas grave, j’ai presque terminé le brouillon qui scellera notre entente, je n’en ai pas pour longtemps. D’ailleurs elle devrait nous rejoindre sous peu. »
Il y eu une pause qui fit s’abattre un malaise grandissant sur les épaules du père Riverin quand un bruit parvint à ses oreilles. Un frottement léger mais régulier provenant du couloir ainsi qu’un étrange sifflement qui semblait s’intensifier au fur et à mesure que l’origine s’approchait. Une silhouette féminine, mais étrangement statique se dessinait dans la pièce alors que Camille Duberger, la femme de Philippe Lambert était sur le point de faire son entrée. Ce que le prêtre vit ne pouvait être plus loin de ses attentes.
Au lieu d’une femme en santé ou à la limite recouvrante se trouvait une machine bizarre ayant forme humaine. Une coquille de laiton représentant une femme portant une robe. Très féminine, elle avait de belles hanches, une taille fine et un buste généreux qui débordait timidement de ses vêtements. Une allure de pécheresse, un corps de séductrice, idole de métal, cette abomination, ce pied de nez au divin créateur était une insulte à la morale, à la justesse, au modèle du gentilhomme que devrait être Philippe Lambert. Au niveau de son abdomen, il y avait une petite porte qui menait vers son intérieur, elle vibrait probablement dû au mouvement de la mécanique interne qu’il pouvait entrevoir de profil, un mélange d’engrenages, de ressorts, de verre et de chair horrifiante. Elle portait une robe faite de plaques entrelacées qui glissait doucement entre elles et couvrait ses jambes, si jambes il y avait parce qu’elle se déplaçait le long du rail qui avait été posé sur le plancher. Ses bras étaient découverts, on n’y voyait ni peau, ni muscle, ni os, qu’un enchevêtrement de câbles, de tuyaux de laiton où la vapeur traversait pour y créer le mouvement. Un pendentif en or ornait son cou, un pendentif fusionné sur la coquille de métal. Le pire de ce spectacle grotesque était la tête. Un visage pourtant délicat, poli et formé avec grand soin, des lèvres légèrement entrouvertes plus dans le but de respirer que d’exprimer de la sensualité. Un petit nez en finesse comme l’était Camille. Une chevelure métallique donnait l’impression de cascader majestueusement sur ses épaules. Cette impression de beauté était cependant gâchée au niveau des yeux, des yeux bleus ternis, de vrais yeux humains, mais vides, sans âmes qui fixaient l’horizon sans but précis. Alors qu’elle glissait sur le rail, elle était parfaitement immobile. Le père Riverin dut se déplacer alors qu’elle vint au fauteuil vide, le fauteuil qu’occupait normalement l’horloger. Avec un mouvement saccadé, plutôt brusque et irrégulier, elle se tourna et se pencha vers l’avant pour donner un baiser à personne, un personnage n’était pas à sa place alors qu’elle déplaça sa tête un peu plus haut, au niveau de l’oreille alors qu’une voix clairement préenregistrée murmura.
« Je t’aime mon amour. »
Le prêtre était sans voix alors que l’automate s’installa sur son siège et fixait le feu, comme un cadavre éteint depuis longtemps. Comment est-ce que telle aberration pouvait exister? Les médecins avaient raison, la maladie de madame Lambert avait eu raison d’elle. Son mari devait être fou pour garder une telle monstruosité sous son toit. Le curé pouvait sentir son souffle fuir ses poumons alors que sa gorge se serrait, il agrippa son crucifix et l’embrassa, ses yeux écarquillés par la peur. Ses jambes faiblissaient alors qu’il devait s’appuyer contre le mur.
« Mais… qu’est-ce que cette… cette horreur?!? demandait le curé. »
L’horloger donna un coup brusque sur le bureau alors qu’il se tendit comme un ressort. La soudaine colère dans sa voix résonnait dans la pièce.
« Un peu de respect pour ma femme je vous prie! »
Père Riverin sentit l’agressivité monter en lui, cet homme osait qualifier cette chose comme étant son épouse? C’était inacceptable.
« Votre femme? Ceci n’est qu’un ramassis de boulons et d’écrous! rétorqua le prêtre.
– Taisez-vous! J’ai sauvé ma chère Camille de la maladie et en voici les résultats. répondit monsieur Lambert.
– C’est impossible, les docteurs l’avaient condamné! surenchérit père Riverain. »
Monsieur Lambert s’approcha du père, sa grande stature prenait toute la place maintenant. Il avait enlevé son haut-de-forme, ses gants et son veston. Le prêtre pouvait sentir le souffle de rage de l’horloger alors qu’il fulminait devant lui.
« Les médecins, tous des imbéciles! Au premier signe de nécrose sur les pieds, ils plièrent bagages et l’abandonnèrent à son sort. Mais je ne pouvais pas laisser mourir ma dulcinée. Pendant une semaine, je lis autant de tomes médicaux que je pouvais trouver. J’absorbais les connaissances que j’avais besoin. Avez-vous déjà amputé un être cher pour éviter la propagation de la gangrène? Je sentais mon coeur se briser quand je dus lui couper les jambes et les bras. J’avais beau construire des remplacements jour et nuit, la maladie était très coriace, sa propagation réveillait des craintes immenses. Quand je vis que son coeur était affecté, j’en ai créé un artificiel pour qu’elle puisse vivre! Jamais elle n’était morte, mais elle ne se réveillait toujours pas! Son cerveau était noirci et nauséabond, je ne pouvais pas le garder non plus. Ses magnifiques yeux étaient la seule chose au-dessus du cou que je puisse sauver. Touchez-les! ressentez la chaleur de la vie! Voyez ses mouvements! Elle est aussi vivante que vous et moi!
– Vous êtes malade, vous êtes fou! Hurla le prêtre. Votre femme n’a plus de coeur, elle n’a plus d’âme Elle n’a plus de cerveau, plus de pensée, comment peut-elle se mouvoir?
– Je suis un homme de science monsieur le curé! Mon intelligence est plus que capable de rétablir sa routine comme elle l’était avant! »
La routine…. cet automate était programmé pour faire exactement la même chose à chaque jour. Comparé à n’importe quel humain, ce n’était rien, ce n’était que machine, inhumain, incomplet. Mais pour un horloger dérangé, vivant constamment dans la routine et la prédictibilité du temps, c’était tout indiqué. Le curé, hors de lui se rendit vers madame Lambert et ouvrit la porte sur son abdomen.
« Regardez votre femme, bougre d’ahuri, regardez ce qui reste d’elle! Regardez-moi dans les yeux et osez me dire que cette pile d’organes enfermée dans leur prison de verre est votre femme! Regardez la réalité en face! »
Monsieur Lambert semblait prêt à exploser, son visage cramoisi était tordu par la colère, ses mains se serraient et tremblaient, il fit un pas vers sa femme et figea soudainement. Son regard fixé vers sa femme, comme s’il la découvrait sous un jour nouveau. Ton teint devint pâle en un éclair alors que sa voix maintenant glaciale peinait à sortir de sa gorge.
« Sortez de ma demeure, vous n’êtes plus le bienvenu chez nous.
– Soit. Je prierai pour vous, puisqu’il est déjà trop tard pour elle. »
L’homme de foi reprit son chapeau et quitta les lieux sans demander son reste. Ce fut la dernière fois que quelqu’un vit l’horloger Philippe Lambert, sa résidence fut consommée par les flammes durant la nuit. La demeure était en si mauvais état, on ne put jamais retrouver le cadavre de l’horloger. La gendarmerie n’y comprenait rien, il devait s’agir d’un accident. Le père Riverain était la dernière personne avec qui l’horloger s’était entretenu. Il aurait été en mesure de donner des indices s’il n’avait pas été retrouvé le matin du 27 juin 1880, le crâne ouvert, avec une étrange machine enfoncée dans sa tête qui le faisait se mouvoir avec une routine impeccable, digne d’un automate. Ce fut le premier acte d’une série noire qui terrorisera Paris pendant des mois. L’auteur de ces crimes sordides fut baptisé par les médias: « Le Machiniste ».
C’est franchement bien ecrit. Je felicite l’auteur de ce recit. Plus on lit, plus on veut savoir ce que le prochain paragraphe nous reserve. Dommage que ce soit si court, j’aurais aime en lire encore plus, mais Paris ne s’est pas construit en une seule nuit.
Toutes mes felicitations!
Superbe! Content de savoir que vous aimez bien nos histoires! :) À noter qu’au courant des prochains mois, nous tenterons d’écrire des nouvelles du genre un peu plus régulièrement. ^^
Merci de nous suivre!